Il est des gestes qui en disent long sur la nature d’un pouvoir. Il est des silences, et des refus, qui résonnent bien au-delà des murs des ministères.
En Guinée, ces derniers jours, les faits sont clairs et terribles : l’ancien bâtonnier de l’Ordre des Avocats, Maître Mohamed Traoré, avocat à la Cour, a été enlevé en pleine nuit à son domicile, sous les yeux de sa famille, par des militaires armés et encagoulés. Ces hommes n’ont pas hésité à pousser l’humiliation jusqu’à gifler sa fille aînée qui, courageusement, tentait de s’interposer pour protéger son père. Après l’avoir violemment molesté, ils l’ont emmené de force, avant de l’abandonner pour mort en rase campagne.
Ce n’est pas seulement un homme qui a été pris pour cible : c’est l’institution du Barreau tout entière, c’est le symbole même de la défense et de l’État de droit qui ont été attaqués avec brutalité et lâcheté.
Dans ce contexte, que constate-t-on ?
Un Garde des Sceaux muet. Un ministre de la Justice aux abonnés absents. Et un Parquet général qui, après plusieurs jours de silence, publie un communiqué aussi tardif qu’ambigu, où l’on cherche plus à ménager le pouvoir qu’à affirmer le droit.
Ce communiqué du 23 juin 2025, loin de condamner clairement l’enlèvement et les violences, se limite à une « consternation », parle de « dialogue » et invoque le « décorum judiciaire » pour justifier le refus de recevoir les avocats en robe. On croit rêver : quand un ancien Bâtonnier a été arraché de chez lui au milieu de la nuit, frappé sous les yeux de ses enfants, laissé pour mort, ce n’est pas de décorum qu’il faut parler, mais de principes. Ce n’est pas de protocole qu’il faut discuter, mais de l’honneur de la justice et du respect des libertés fondamentales.
La robe d’avocat n’est pas un ornement. Elle est un héritage. Un symbole.
Elle tire ses origines des robes noires des jurisconsultes, des docteurs en droit du Moyen Âge, qui signifiaient leur fonction savante, leur indépendance, leur serment au service de la vérité et de la justice. Elle rappelle aussi le deuil permanent de l’avocat pour les libertés violées, pour les injustices commises.
Dans les traditions des barreaux africains — et celui de Guinée n’y fait pas exception — cette robe noire exprime la gravité de la mission confiée à l’avocat : protéger les faibles, défendre les innocents, dénoncer l’arbitraire.
En Guinée, comme ailleurs, elle fut portée avec courage par tant d’avocats, sous tant de régimes, y compris dans les heures sombres, lorsque la justice était bâillonnée.
Refuser de recevoir l’avocat en robe, c’est refuser ce que la robe incarne : la parole libre, la défense des droits humains, l’égale dignité des justiciables. C’est vouloir abaisser l’avocat à un simple plaideur dépourvu de sa légitimité institutionnelle. C’est, tout simplement, un acte d’humiliation politique.
Ce qui se joue aujourd’hui en Guinée dépasse le sort d’un homme. Il s’agit de l’avenir même du droit.
L’avocat est la dernière digue entre l’arbitraire et le citoyen. Le réduire au silence, l’humilier, l’isoler, c’est préparer le terrain à toutes les dérives.
Et dans ce climat de plus en plus pesant que connaît aujourd’hui la Guinée, cette agression contre l’ancien Bâtonnier et ce refus de dialogue sincère avec le Barreau marquent un nouveau recul des libertés et une emprise croissante de la violence d’État.
Un Garde des Sceaux digne de ce nom aurait dû se porter garant du respect des droits, de la procédure, du dialogue institutionnel.
Un Parquet général digne de ce nom aurait dû condamner avec force l’enlèvement et les violences inouïes subies par Maître Traoré, et rappeler les principes fondamentaux.
Au lieu de cela : le silence, le déni, la fuite derrière les prétextes de « décorum ». Ce refus de recevoir les avocats en robe est un acte politique. C’est une volonté d’humilier. Une façon de dire : « Je ne vous reconnais pas. »
Mais ce mépris n’atteindra pas la robe. Car celle-ci puise sa force dans son histoire, dans son rôle irremplaçable dans toute société civilisée.
Comme le dit un proverbe guinéen : « On peut écraser la fleur, on ne peut empêcher le printemps. »
Et un proverbe mandingue ajoute : « La bouche qui défend le juste ne se tait pas sous les coups. »
En Afrique, l’on dit aussi : « Le tam-tam de la vérité ne se brise pas, même sous les bâtons. »
Ainsi en est-il de la robe d’avocat : ni le mépris, ni les violences, ni les rafles nocturnes ne l’abattront.
L’Afrique a connu, par le passé, ces périodes sombres où les avocats étaient frappés, séquestrés, parfois éliminés — de la Tunisie de Ben Ali au Zaïre de Mobutu, en passant par les dictatures militaires du Sahel.
Chaque fois, la profession s’est redressée. Car tant que des hommes et des femmes se lèvent pour défendre la liberté, la robe ne tombera pas.
Le Barreau de Guinée, comme tous les Barreaux d’Afrique, doit faire front.
Il doit rappeler que :
– L’avocat n’est pas un adversaire de l’État, mais un acteur essentiel de la justice ;
– L’indépendance de la profession est un fondement de la démocratie ;
– Toute atteinte au Barreau est une atteinte aux droits fondamentaux.
Que les autorités guinéennes — et d’autres qui seraient tentées par la même dérive — méditent les textes fondateurs :
– Les Principes de base relatifs au rôle du barreau adoptés par l’ONU : « Les autorités publiques doivent veiller à ce que les avocats puissent exercer toutes leurs fonctions professionnelles sans intimidation, harcèlement ni ingérence indue » ;
– Les engagements pris dans le cadre de l’Union africaine et des instruments régionaux.
Nous, avocats africains, savons qu’il n’y a pas de justice sans défense.
Nous savons que la robe est un rempart.
Nous savons que, si les Gardiens du droit tournent le dos, alors il nous faudra marcher plus fort, avancer plus haut, parler plus clair.
Face à l’humiliation, la robe restera debout. Pour le droit. Pour la justice. Pour les libertés.
Mamadou Ismaïla KONATÉ
Avocat à la Cour,
Barreaux du Mali et de Paris
Ancien Garde des Sceaux, ministre de la Justice
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